Pour la première fois depuis quarante ans, une rétrospective rend justice à un artiste qui, après avoir été la coqueluche du Tout Paris, est tombé dans un relatif oubli : Christian Bérard (1902-1949), dit Bébé, peintre, décorateur et costumier de théâtre, dessinateur de mode, illustrateur… L’exposition au Palais Lumière d’Evian, où l’insolite est superbement mis en scène, permet de (re)découvrir l’esprit créatif et inspiré d’un artiste polyvalent et surdoué, hors du commun, aux multiples talents conjugués. Jusqu’au 22 mai 2022.
Bébé est le surnom donné par les compagnons des académies de peinture de Montparnasse, au “jeune homme blond, aux yeux clairs et lumineux, au regard candide, au visage ouvert et plein de charme” * qu’était Christian Bérard, évoquant ainsi une certaine ressemblance avec le bébé joufflu et souriant des publicités pour un célèbre savon pour enfant.
*selon son compagnon Boris Kochno avec lequel Christian Bérard s’était installé dans un appartement du 2 rue Casimir-Delavigne.
Les multiples facettes de l’esprit créatif et inspiré de ce grand artiste
L’exposition d’Evian présente un peintre aussi tourmenté que ses huiles souvent en représentation (photographies), happé par les séductions du monde de la mode, de la décoration, de l’illustration, la scène et l’écran. Si dans ses autoportraits, Christian Bérard (1902-1949) affiche un air sombre, inquiet ou mélancolique, une fois sorti de son atelier, il s’amuse en improvisations avec ses amis Christian Dior, René Crevel ou Henri Sauguet, comme dans de mémorables bals costumés. A certains moments, il se cloître dans son appartement, sans voir personne. A d’autres, il court les cocktails et mène une vie mondaine. Entre tenue négligée et costume de soirée, vivant sur le fil du rasoir, l’artiste est en soi une figure théâtrale.
Christian Bérard se destinait exclusivement à la peinture. Les circonstances de la vie et les contraintes financières l’ont amené à disperser son talent. « Bien souvent, au cours de sa vie ardente et surmenée, on a entendu Bérard annoncer qu’il allait abandonner la décoration théâtrale et renoncer à toute activité frivole pour se consacrer entièrement à sa peinture. Mais les toxines mortelles de la mode avaient fait leurs ravages et quelque offre irrésistible le renvoyait bientôt sous les feux de la rampe. Alors il se remettait à illustrer des livres, à dessiner des étoffes pour des robes, des mouchoirs, des écharpes (…) Tout ce travail et même le plus futile était touché par une lueur de son génie » mentionne le photographe Cecil Beaton.
Peinture, expositions, théâtre
Bérard expose dès l’âge de 24 ans. Dans les années vingt et trente, il expose dans les galeries parisiennes puis dans les années quarante à New York. En 1950, le musée national d’Art moderne, à Paris, lui consacre une rétrospective. Une large partie de cette exposition est présentée ensuite à Londres, à San Francisco, à Houston. Jusque dans les années 70, la galerie Lucie Weill, à Paris, l’expose annuellement.
A compter de 1930, Christian Bérard prête son concours à divers metteurs en scène, à commencer par Jean Cocteau pour lequel il imagine décors et costumes pour des créations telles que La Voix humaine (1930), La Machine infernale (1934), Les Monstres sacrés (1940), Renaud et Armide (1943), L’Aigle à deux têtes (1945). Sa collaboration avec Louis Jouvet sera particulièrement marquante : L’Ecole des femmes, Molière (1936), L’illusion comique, Corneille (1937), Le Corsaire, Achard (1938), La Folle de Chaillot, Giraudoux (1945), Les Bonnes, Genet (1947), Dom Juan, Molière (1947), Les Fourberies de Scapin, Molière (1949).
A mentionner également ses collaborations ponctuelles avec Pierre Fresnay, Margot (1935), de Bourdet; Pierre Dux pour Cyrano de Bergerac (1938) de Rostand ou Douking pour Sodome et Gomorrhe (1943), de Giraudoux. Sans oublier l’apport de ce génie touche-à-tout au cinéma : La Belle et la bête (Cocteau,1945), L’Amore (Rosselini, 1947) et L’Aigle à deux têtes (Cocteau, 1947).
Ballet, mode, décoration, illustration
En dépit d’une collaboration envisagée et avortée avec Diaghilev pour les Ballets Russes en 1926, Bérard est régulièrement mis à contribution dès 1930 par différents chorégraphes : Lifar, Balanchine, Massine, Roland Petit, Lichine…
En 1927, il réalise la couverture d’Opéra, de Jean Cocteau. Jean Giraudoux, Jean Galtier-Boissière, Edouard Bourdet, Julien Green, Colette, Elsa Triolet, André Gide, Joseph Kessel, notamment, le sollicitent à leur tour. Par ailleurs, Christian Bérard rehausse de ses dessins partitions (La Nuit et Les Forains, de Sauquet), programmes de spectacle (Le Piège de la méduse, de Satie) et même menus de restaurants (notamment celui du Berkeley où il a ses habitudes).
Sollicité pour décorer des appartements, Bérard développe une riche collaboration avec Jean-Michel Frank, architecte d’intérieur dont le carnet d’adresses compte une importante clientèle, du couple Noailles à Marcel Rochas… « Bérard apporte dans l’atelier de Frank son prestigieux génie de coloriste, son sens de l’arrangement, son goût efféminé, son romantisme morbide et sa perversité. » (Waldemar George – magazine Art et décoration). En 1939, Frank et Bérard inaugurent l’Institut Guerlain sur les Champs-Elysées.
C’est Daisy Fellowes, épouse du banquier Reginald Fellowes, qui présente Bérard à Carmen Snow, figure de proue du Harper’s Bazar, à New York. Les premiers croquis de mode paraissent dans l’édition d’avril 1934. Il passe à Vogue en janvier 1935, tout en continuant sa collaboration en sous-main à Harper’s Bazar ! Les couturiers eux- mêmes, Dior, Chanel, Schiaparelli, font appel à lui pour leur publicité, ce qui fait de “Bébé” Bérard l’un des plus ardents propagandistes du « New look ».
A Oran, le jeune Yves Saint Laurent est ébloui par les productions de Jouvet en tournée. En 1954, le directeur de Vogue Paris auquel il a soumis des dessins lui écrit : « Je vois que vous êtes toujours influencé par Bérard (…) Vous ne pouviez choisir un meilleur maître. »
Vie de bohème et vie mondaine
La relation entre Bérard et Boris Kochno, rencontré en 1929, fut très forte comme témoigne la correspondance passionnée qu’ils entretinrent. Ils formaient un couple très en vue dans le monde théâtral et les milieux mondains et s’occupèrent de la direction artistique du Théâtre de la Mode. Christian Bérard et Boris Kochno comptaient parmi leurs amis de nombreuses personnalités : Coco Chanel, Christian Dior, Elsa Schiaparelli, Misia Sert, les Noailles, la comtesse Pastré, Louise de Vilmorin, Jean Cocteau, Léonide Massine, Georges Balanchine, etc. Les fêtes auxquelles ils ont participé étaient l’occasion pour Bérard de se déguiser et aussi une échappatoire aux exigences du raffinement. Car Bérard était de manière générale négligé dans sa tenue qu’il savait rendre extravagante, comme en témoignent les nombreuses photos conservées de lui. Cette vie était également alternée par les séjours de Bérard « prisonnier d’inavouables habitudes » à la Maison de santé de Saint-Mandé.
Un style personnel en “mode misérabiliste”
Si Coco Chanel, Nina Ricci, Elsa Schiaparelli s’inspirent de son travail, Christian Bérard apparaît la plupart du temps fort dépenaillé, en costume noir ayant connu des jours meilleurs ou en salopette de travail maculée de peinture, les cheveux en bataille, la barbe mal taillée parsemée de vestiges de son déjeuner, cigarette au coin de la bouche qui laissera moultes traces de brûlures sur les robes créées… Une mode hippie avant l’heure ! Quitte à se transformer en un clin d’œil grâce au rajout d’un chapeau, d’une canne, d’une écharpe en soie…
« Il flambait et aimait le feu qui dévaste et qui féconde. (…) Dans une atmosphère tendue, il respirait, se mouvait, déambulait d’une chambre à l’autre, drapé dans une robe de chambre pleine de taches, de peinture et de trous. Il n’envisageait pas la peinture sans y mêler sa propre personne , sans une sorte de lutte où il s’épongeait avec le torchon dont il frottait sa toile, sans effacer et ombrer et se moucher à coups de robe de chambre, bref sans former avec son travail un effroyable mariage mythologique » Jean Cocteau, poète, écrivain, dessinateur et metteur en scène (1889-1963).
Christian Bérard est mort sur scène alors qu’il supervisait la mise en place du décor des Fourberies de Scapin au Théâtre Marigny. Il n’aura pas eu le temps d’assister au fameux Bal du siècle donné à Venise en 1951, par le fortuné collectionneur d’art Charles de Beistegui. Bal costumé par Schiaparelli sur des indications de Christian Bérard, avec « entrées » orchestrées par Boris Kochno, et scènes dépeintes avec une précision photographique à travers de magnifiques aquarelles d’Alexandre Sérébriakoff.
Sa vie durant, Boris Kochno se consacra à perpétuer la mémoire de son compagnon et à promouvoir son travail. Il participa ainsi à l’organisation des expositions au Musée National d’Art Moderne de Paris (1950), au Musée Cantini de Marseille (1973), et rédigea, entre autres, un ouvrage qui lui est entièrement consacré (1987).
« Christian Bérard était l’image même de l’ami, du collaborateur et du guide. Bérard est mort de se donner. Il le faisait avec une telle gentillesse. Il y avait en lui un profond consentement à se laisser épuiser. (…) Il fut un de nos plus grands hommes de théâtre; il eut une influence internationale sur la couture, mais Bérard fut surtout un grand peintre. » Jean-Louis Barrault, comédien et metteur en scène (1910-1994).
wq
Bérard – Au théatre de la vie – Jusqu’au 22 mai 2022
Palais Lumière Quai Charles-Albert Besson
74500 Evian-les-Bains France
www.palaislumiere.fr
Tél. + 33 4 50 83 15 90
Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h.
Ouverture exceptionnelle jusqu’à 22 h le soir de la Nuit des musées.
Les œuvres exposées proviennent d’institutions publiques telles le Nouveau musée national de Monaco, le Centre Pompidou, la Bibliothèque nationale de France, le Centre national du costume de scène, la Comédie-Française, le Palais Galliera, le musée Yves Saint Laurent, le musée de Grenoble, le musée Cantini à Marseille, ainsi que de nombreuses collections privées.
⇚ Affiche : dessin pour Nina Ricci, pastel et aquarelle sur papier,
collection particulière, «Autorisation Catherine Houarda & Mirela Popa»
Texte : DP / FK ~ Photos prises au Palais Lumière à Evian : Françoyse Krier